INTERVIEW
DE BERNARD RAPP
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Cinephoto : De quoi parle ce film ?
Bernard
Rapp :…Il parle de beaucoup de choses…C'est l'histoire de
trois jeunes gars qui avaient une drôle de vie, ce sont trois
jeunes enfants qui ont été adoptés à l'âge de 5 ans, qui ne
vont
pas bien dans leur tête, qui ne vont pas bien dans leur vie,
ils
sont un peu artistes, intermittents du spectacles. Et un jour,
leur père adoptif, un vieil anar réfugié de la guerre civile
espagnole,
leur demande comme un dernier vœu d'aller retourner en Espagne
où il n'est pas retourné depuis 50 ans, pour faire un drôle de
truc, un espèce de casse. En fait, ils y vont en pensant lui
rendre
un dernier hommage et ce qu'ils ne savent pas, c'est qu'ils les
envoie là-bas pour leur donner leur place dans le monde. Ils
vont
arriver là-bas, ils vont rencontrer des gens (les voyages
formant
ou déformant la jeunesse) et vont trouver chacun non pas le
bonheur,
qui n'existe pas, mais leur identité, au terme d'une semaine
dans
le sud de l'Espagne.
Cinephoto : Pas si grave est une
fable, un conte, un voyage initiatique, et d'ailleurs la
voiture
est un personnage à part entière. Est-ce que son côté
picaresque,
puisque cela se passe en Espagne, est revendiqué ? Cela
vous
a-t-il inspiré ?
B.R. : Oui, c'est très juste.
Le choix de cette ville, Valence, n'est pas un hasard, c'est
une
ville très mélangée, très folle. Et le côté picaresque
apparaît,
je crois, dans les personnages, quand on rencontre Manolete,
quand
on rencontre cette fille splendide qu'est Angela, quand on
rencontre
les vieux crabes qui sont restés la bas, les vieux bonshommes,
effectivement il y a un côté picaresque. Et ce n'est pas par
hasard
si dans le film il y a des petites allusions, légères ou
revendiquées,
à Almodovar, qui quand même dans le genre picaresque actuel
n'est
pas mal ou à Bigas Luna qui l'est encore plus ! Bien sur
que cela intervient. On ne peut jamais tourner dans un pays
quel
qu'il soit, sans être en appui sur sa culture. Non pas la
culture
du metteur en scène mais la culture du pays où l'on est.
Cinephoto : Pas si grave s'appuie
quand même sur des faits personnels, des choses véridiques, qui
sont colorés, teintés par ce côté picaresque
B.R. : Oui, 80% des histoires
qui interviennent dans l'histoire elle-même (puisque la
narration,
c'est quand même la manière dont ces jeunes changent à travers
ce voyage) et les rencontres qu'ils font, sont soit des
situations
qui me sont arrivées, soit des situations dont j'ai été le
témoin.
Comme l'histoire de ce chirurgien, que je connais bien, qui a
fait toutes ses études en travaillant aussi dans la boucherie
de son père ! Tout cela relève de la comédie mais aussi de
la comédie de la vie.
Cinephoto : Après un Tiré à part
un peu british, Une affaire de goût à la française, on entre
dans
l'ambiance chaleureuse de l'Espagne
B.R. : Je ne voulais pas être
abonné ni au film noir, ni au côté : « tiens, Rapp va
encore nous mettre une casquette de Sherlock Holmes puisqu'il
est de là-bas, puisqu'il est anglais », ce qui n'est pas
vrai, ce qui est une légende. Et donc, pour écrire une comédie,
j'avais envie qu'elle soit sudiste, et j'avais envie qu'elle
soit
en plus du côte espagnol, tout simplement parce que c'est un
pays
que j'adore, parce que c'est une langue que je parle. Je me
disais
de plus que c'etait l'occasion de vraiment changer totalement
de registre. En plus, c'est un film très musical, il y a
beaucoup
de musique ; c'est une musique qui vient du Sud elle
aussi,
une musique métisse. Dans la mesure où c'est un voyage vers le
sud, l'Espagne m'intéressait par exemple plus que l'Italie, je
voulais que la musique soit hispanisante, latino,
arabo-andalouse,
et cela s'y prêtait bien. Je voulais échapper un petit peu à
l'étiquette
de l'anglo-saxon de service.
Cinephoto : Il y a aussi dans
votre film ce foisonnement de l'art, qui fut certainement
complètement
bridé par le régime de Franco. Qu'est qui vous enchantait à
montrer
ces facettes de l'art espagnol ?
B.R. : C'est vrai qu'il y a
eu un moment où une espèce de chape s'est abattue sur
l'Espagne :
une très très grande douleur pour les gens qui y ont vécu. Mais
tout cela a complètement changé aujourd'hui, l'Espagne est un
pays vivant, démocratique, avec une jeunesse engagée, drôle,
très
active. C'est quand même un des pays où il y eu le plus de gens
pour défiler contre la guerre en Irak. Imaginez, avec un
gouvernement
de droite ! Je pense qu'aujourd'hui, dans l'Europe
actuelle,
il y a une espèce de pulsation proprement espagnole. C'est
aussi
pour cela que j'ai choisi l'Espagne. Et puis, c'était très bien
pour tourner parce qu'il faisait vachement beau… (rires)
Cinephoto : Au-delà de l'art espagnol,
Pas si grave est un hommage à l'art en général, à l'engagement
politique, finalement un hommage à la liberté
B.R. : Oui, c'est effectivement
un film sur la liberté, sur la difficulté d'être libre, puisque
en définitive ces trois jeunes vont trouver leur place à
l'instant
où ils vont assumer cette liberté. Ils partent vers l'inconnu.
Et à travers ces rencontres (en rencontrant des gens qui sont
encore plus libres qu'eux, comme ces très vieux messieurs qui
l'ont choisie une fois pour toute, en rencontrant une très
jeune
femme ravissante chez qui la liberté est une exigence presque
douloureuse, en rencontrant Manolete, un matador raté qui
choisi
de trouver sa place dans ce pays avant eux), c'est vrai que
c'est
un hymne à la liberté. La voiture aussi est un
vecteur de liberté. De même pour la musique, avec Manu Chao,
lorsqu'ils
descendent en Espagne : nous avons fait en sorte qu'ils
arrêtent
la cassette au moment où un gendarme vient les contrôler. Il y
a beaucoup de sous-texte. Il y a aussi quelque part
de la difficulté d'être un enfant, ils trouvent la liberté
parce
que ce voyage les fait grandir. Ils ont beau avoir une
trentaine
d'années, quand ils arrivent là-bas, ils continuent de
grandir.
Cinephoto : Quelle a été votre
démarche pour montrer justement ces étapes franchies, ces
progressions
chez ces personnages ? Quel point de vue avez-vous
choisi ?
B.R. : Je ne sais pas bien quoi
répondre à cette question car je n'ai choisi aucun point de vue
particulier mais j'ai choisi une manière. La manière, dans la
mesure où les trois héros se modifient complètement en 1h 40.
J'ai choisi simplement de ne jamais montrer ce changement,
cette
différence, sur chacun d'entre eux personnellement, mais
toujours
dans le regard des autres (c'est-à-dire toujours le regard que
les frères portent sur l'un, que l'un porte sur les frères) qui
montre ce qui s'est passé. C'est tout le choix, la méthode, la
manière d'avoir mis en scène ces personnages. Donc c'est moins
un point de vue qu'un lieu pour regarder : un point de vue
au sens géographique du terme, c'est-à-dire que je voulais
toujours
que les blessures de l'un apparaissent dans le regard de
l'autre,
que les hésitations de l'autre apparaissent dans le regard de
l'un, comme dans cette séquence entre Jean-Michel Portal et
Sami
Bouajila. Il y a un effet de reflet, de miroir.
Cinephoto : C'est aussi un film
sur la famille et l'amitié.
B.R. : Le concept de l'amitié,
c'est fondateur de nos vies, bien sûr. Dans ce film, il y a
cette
amitié de plus de 50 ans entre deux vieux messieurs qui ne se
sont quasiment plus parlé depuis plus de trente ans. Un moment,
un personnage dit : « Pablo est toujours là » et
il montre son cœur. Et c'est vrai ! Et puis je crois que quand
on a vécu des choses aussi fortes qu'une guerre, qu'un
engagement
politique, il y a quelque chose d'inoubliable qui demeure.
C'est
cela que je voulais dire... Vous
savez, c'est drôle car il y avait les trois comédiens qui ne se
connaissaient pas bien auparavant. Cela marchait bien sur le
tournage
pour les trois personnages. Mais hors du tournage, ils étaient
inséparables, il y a eu une vraie amitié qui s'est installée,
c'était un peu miraculeux.
Cinephoto : De l'avis de tous,
le tournage s'est déroulé dans une atmosphère assez
détendue,
à laquelle vous n'êtes pas étranger.
B.R. : Non, parce que j'aime
ça. Vous savez, quand on fait du cinéma, d'accord c'est lourd,
d'accord c'est chaud, d'accord on ne dort pas beaucoup, mais ce
n'est pas la mine. C'est vachement bien de faire du
cinéma !
Donc tant qu'à faire, autant le faire dans le plaisir. Moi,
c'est
ma manière et puis, c'est comme ça que je vois la vie, c'est
pour
cela que j'ai fait un film optimiste aussi. Mais je ne conteste
pas pour autant que d'autres le fassent autrement. Pialat, qui
souffrait beaucoup et faisait beaucoup souffrir les autres,
accouchait
dans la douleur et a pourtant fait des films admirables…
Cinephoto : Par rapport à vos
films précédents, Pas si grave est un film plus léger, moins
troublant,
même si la douleur est présente.
B.R. : Oui, oui, c'est très
vrai. C'est un film qui joue encore sur la manipulation et
l'ambiguïté
mais beaucoup moins que dans Une affaire de goût, qui était un
film vraiment violent à sa manière. Mais Pas si grave, je l'ai
vécu, je l'ai voulu comme un conte, comme une comédie, ça
aurait
pu être une comédie musicale : ils auraient pu s'arrêter
au bord de la route et se mettre à chanter… ça n'a pas été le
cas parce que ce n'était pas l'idée et parce que je ne sais pas
le faire… Mais en même temps, si vous le revoyez, vous
découvrirez
derrière beaucoup de choses, il y a énormément de sous-texte,
il y a énormément de citations, de choses importantes qui
n'apparaissent
pas la première fois. Je n'ai pas voulu que ce soit un film où
l'on réfléchisse, j'ai voulu que ce soit un film qu'on reçoive
et quand les gens me disent : « on sait qu'on va être
bien cette semaine, on est regonflé », je suis content,
tout
bêtement. C'est ça l'idée, un petit moment de bonheur dans un
monde de brutes. C'est vrai qu'il y a pas d'autres
ambitions.
Cinephoto : Le titre du film Pas
si grave porte un message positif, même si dans le film, il y
a ce côté douloureux...
B.R. : Oui, c'est exactement
ça : mais ce n'est pas si grave. Ce n'est jamais si grave.
C'est cela que ça dit, parce que le film véhicule beaucoup de
choses lourdes, sur la filiation, sur l'identité sexuelle, sur
qu'est ce qu'un artiste, qu'est-ce que la dette aux parents. Il
y a beaucoup de choses comme ça qui auraient pu faire un grand
film social mélo mais moi j'ai voulu en faire une comédie,
quelque
chose qui surfe sur la crête des choses et qui n'en montre non
pas que le côté positif des choses, mais le côté qui permet de
prendre de la distance. C'est pourquoi j'ai mis tant de
musique,
si métissée.
Propos
recueillis par Alessandro Di Giuseppe et Olivier Bruaux ©
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